Marges des entreprises : qui a raison ? Le ministre Dermagne ou Pieter Timmermans ?

07.02.2023

​Sur Twitter, les deux protagonistes s’affrontent quant à l’interprétation des chiffres relatifs aux marges bénéficiaires des entreprises, publiés récemment par la Banque nationale de Belgique. Qui a raison ? L’un ou l’autre ? L’un et l’autre ? Ce qui est sûr, c’est que la marge médiane de quasi tous les secteurs de l’industrie alimentaire diminue, parfois fortement, en 2022 par rapport à l’année précédente.

L’un dit vrai, l’autre pas tout à fait

Comme chacun le sait, il ne faut pas prendre pour argent comptant ce que l’on peut lire sur les réseaux sociaux. Essayons à notre tour d’interpréter, objectivement, le graphique en question et apportons les précisions que les 250 caractères d’un Tweet ne permettent pas.
 

Comme le dit Pieter Timmermans, l’analyse de la BNB montre clairement que la baisse de la marge brute des entreprises, enclenchée au 4ième trimestre 2022, va encore s’accentuer cette année. Selon les prévisions, le taux de marge devrait descendre en-dessous de son niveau moyen sur la période 2015-2019 et le rester. En ça, cette dernière étude est effectivement nettement plus pessimiste que ce que la BNB avait pu annoncer avant l’été 2022.

Cependant, il est vrai que, comme le dit le Ministre, le taux de marge est malgré tout demeuré à un niveau élevé en 2022 et que celui des années 2023-2025 restera au-dessus de son niveau de long terme. Et c’est ici que les trois précisions reprises dans l’étude prennent tout leur sens. Un, les prévisions sont conditionnées à certaines hypothèses, en particulier au respect de la loi de '96 qui limite les hausses salariales au-delà de l'indexation. Or, c’est mal parti ! Le Gouvernement a contourné cette loi en ouvrant la porte à d’éventuelles primes dans les entreprises qui auraient (exceptionnellement) bien performé en 2022. Avec à la clé un coût supplémentaire, en sus de l’indexation automatique, pour ces entreprises.

Deux, l’évolution du taux de marge macroéconomique est largement déterminée par un petit nombre de très grandes entreprises. Le top 1%, à savoir les plus grandes entreprises en termes de masse salariale, représente 60% de la valeur ajoutée totale. Il n’est donc pas surprenant que ce soient principalement ces entreprises-là qui déterminent l’évolution du taux de marge macroéconomique. Ce taux atteindrait dès lors un niveau différent si l’analyse ne tenait compte que de ces autres entreprises, en excluant les plus grandes. Ainsi, en 2019, le taux de marge moyen des 99 % d’autres entreprises a légèrement baissé, alors que le taux de marge total a augmenté. Enfin, les résultats économiques varient considérablement entre entreprises. Bien que le taux de marge s’élève globalement à quelque 40 %, il peut s’en écarter fortement au niveau des entreprises individuelles. Ainsi, le taux de marge est inférieur à 20 % pour un quart des entreprises. Le Ministre a donc tort de mettre toutes les entreprises dans le même panier.

Les marges de l’industrie alimentaire passent en-dessous de leur moyenne récente

La BNB a également réalisé une analyse micro-économique sur base des comptes annuels déposés par les sociétés. Elle investigue, par secteur, la marge brute médiane en 2021 et 2022 par rapport à sa moyenne sur la période 2015-2019. A noter que, en raison de la disponibilité des données 2022, la comparaison s’effectue uniquement sur les trois premiers trimestres de chaque année.

Dans quasi l’ensemble des secteurs de l’industrie alimentaire, l’entreprise médiane en 2021 pouvait se prévaloir de marges supérieures à la moyenne de 2015-2019. Mais il en va autrement à présent. En effet, sur les trois premiers trimestres de 2022, le taux de marge de la firme médiane a diminué pour tous les secteurs alimentaires à une exception près. A noter néanmoins que, si la marge médiane permet de ne pas être influencée par des marges exceptionnellement élevés ou faibles, elle ne dit rien quant à la dispersion des marges au sein du secteur. Or, comme le rappelle la BNB, les situations individuelles peuvent être très différentes, car l’ampleur de la hausse des coûts et la capacité de les répercuter sur les prix de vente varie d’une firme à l’autre.

Rentabilité rime avec compétitivité

Et pas que littéralement ! La guerre des chiffres sur le niveau de marge des entreprises occulte la question beaucoup plus fondamentale sur la compétitivité des entreprises et de notre pays. En effet, le taux de marge correspond à la part du chiffre d’affaires (concept micro) ou de la valeur ajoutée (concept macro) qui reste aux entreprises (après avoir payé leurs intrants et leurs travailleurs) pour rémunérer leurs bailleurs de fonds (soit leurs propres actionnaires, soit leurs créanciers externes), pour acquitter leurs impôts et pour financer leurs investissements. Une diminution du taux de marge va dès lors très vraisemblablement entrainer une baisse de ces derniers. C’est en tout cas ce que l’on a pu constater lors de la dernière flambée des prix des matières premières alimentaires en 2011. Dans les années qui ont suivi, le taux d’investissement des entreprises alimentaires a sensiblement diminué et il a fallu attendre 5 ans pour revenir au niveau pré-inflation.

Or, aujourd’hui, nous n’avons plus le temps d’attendre. Premièrement, les défis en matière d’environnement et de durabilité sont à notre porte et nécessitent urgemment des investissements conséquents. Deuxièmement, la Belgique est confrontée à un handicap salarial qui s’est aggravé suite à l’indexation record des salaires. A ceci s’ajoute un handicap fiscal et un handicap des coûts énergétiques. Plus qu’ailleurs, il est donc primordial que les entreprises aient les moyens d’investir afin de gagner en productivité et de maintenir une certaine compétitivité vis-à-vis de leurs concurrents étrangers. Sans cela, le maintien des activités économiques et de l’emploi ainsi que l’attractivité de la Belgique risquent fort d’être mis (encore plus) sous pression.