Un sablier qui étrangle les producteurs agro-alimentaires

08.02.2022

Dans notre série Food & Figures, notre économiste Carole Dembour analyse un chiffre-clé du secteur alimentaire. Dans cette édition, elle explique comment on en arrive à ce que 80 % de nos entreprises alimentaires se retrouvent confrontées à des (menaces de) représailles de la part de la grande distribution.

Ce n’est pas un secret. Les négociations annuelles entre fournisseurs et distributeurs sont très souvent difficiles, et particulièrement cette année en raison de l’explosion des coûts de production. Dans ces négociations, les deux parties ne jouent cependant pas à armes égales. Le modèle d’approvisionnement alimentaire en forme de sablier, avec les distributeurs qui font office de goulet d’étranglement, leur confère un pouvoir de négociation disproportionné. Ce qui conduit à des dérives.

Pouvoir de négociation disproportionné

Les produits alimentaires et boissons de pas moins de 36.000 agriculteurs et 7.500 entreprises alimentaires, parmi lesquels 99% sont des PME, doivent trouver leur chemin vers plus de 5 millions de foyers et plus de 11,5 millions de consommateurs par l’intermédiaire de seulement 7 centrales d'achat et 13 chaînes de supermarchés (chiffres 2019, Statbel cité par le SALV).

Ce goulet d’étranglement explique la position de négociation unique et l'énorme pouvoir de négociation des chaînes de supermarchés dans notre petit pays. Sans parler de leur chiffre d'affaires, nettement supérieur à celui du plus grand producteur alimentaire, et des alliances européennes au sein desquelles elles se regroupent. Grâce à ces alliances, elles peuvent exercer une pression encore plus forte en négociant et en achetant ensemble, ce qui accroît sensiblement leur pouvoir. 

Ceci se confirme lorsque l’on regarde les parts de marché des 10 plus grands acteurs de l’industrie alimentaire sur le segment de marché « alimentation » en Belgique (Source : Nielsen, 2019 ; par souci de confidentialité, les noms des entreprises ne sont pas repris). Ce top 10 représente ensemble moins d’un quart du marché. Les 75% restant sont répartis entre des milliers d’entreprises.

Bien sûr, certaines entreprises de l’industrie alimentaire possèdent dans leur portefeuille des produits pesant plus lourd dans leur segment de marché spécifique. C’est pourquoi ce sont souvent les seules qui ont les reins suffisamment solides et des produits considérés comme incontournables pour pouvoir se permettre de ne pas céder immédiatement au chantage et accepter les conditions imposées par le retailer.

Porte ouverte aux dérives

Une récente enquête de la Commission européenne (avril 2021) nous apprend que pas moins de 86 % des producteurs alimentaires sont victimes de pratiques commerciales déloyales. Les entreprises alimentaires citent toute une série d’exemples, allant de modifications unilatérales des accords convenus (concernant les volumes, la fréquence des livraisons, les normes de qualité, les prix et conditions de paiement), en passant par l'imputation aux fournisseurs de coûts et dédommagements non convenus, le refus de confirmer par écrit les conditions et délais de livraison à la demande du fournisseur, jusqu’à des (menaces de) représailles lorsque le fournisseur veut exercer ses droits contractuels ou légaux, etc.

Afin de pouvoir quantifier la menace d’actions de représailles, Fevia avait lancé une enquête auprès de ses membres début décembre 2021. Celle-ci mettait en évidence que :

  • 80 % des entreprises sont confrontées à l'une des (menaces de) représailles suivantes : la suppression de produits de l’assortiment (75 % des répondants), la diminution de la quantité des produits commandés (33 %), la cessation de services déterminés de l’acheteur au bénéfice du fournisseur (20 %).
  • Suite à ces pressions, 8 entreprises sur 10 ont été contraintes d’accepter des conditions moins favorables.
  • La toute grande majorité des fournisseurs sont confrontés à ces pratiques commerciales déloyales chaque année au moment des négociations avec les distributeurs.

En résumé, les résultats de l’enquête tendent à démontrer que la menace d’actions de représailles est malheureusement une pratique courante de la part des acheteurs.

Tout le monde perdant

Les distributeurs s’érigent parfois comme les défenseurs des consommateurs : ce serait grâce à leurs âpres négociations que les prix dans les supermarchés ne s’envolent pas. Par cette auto-proclamation, ils véhiculent la perception erronée selon laquelle les produits alimentaires sont bon marché, alors que la production d'aliments savoureux, de grande qualité, sûrs, diversifiés, équilibrés et durables englobe de nombreux aspects. Un système alimentaire durable nécessite des accords équilibrés et un prix correct pour chaque maillon de la chaîne. Si cette exigence n'est pas respectée, le système ne peut pas continuer à fonctionner.

Lisez aussi l'article "Ceci n'est pas un prix"