Non, l’alimentation n’est pas trop chère : elle est trop peu valorisée
10.06.2025 Actualité

Non, l’alimentation n’est pas trop chère : elle est trop peu valorisée

A l’occasion de la publication de l’étude mensuelle des prix de TestAchats, la presse s’est fait l’écho, avec plus ou moins de nuances, d’une forte augmentation du prix du caddie dans les supermarchés en sous-entendant que certaines entreprises alimentaires pourraient se sucrer au passage. C’est une vue totalement erronée qui ne fait que contribuer à la perception que l’alimentation devrait être toujours meilleure marché. Or ce dont nous avons tous besoin, depuis l’agriculteur jusqu’au consommateur, c’est d’une meilleure valorisation de notre alimentation. Remettons l’église au milieu village.

Selon TestAchats, l'inflation dans les supermarchés s'élève à 4,97 % en mai, alors que Statbel ne parle que de 2,04 %. Comment expliquer cette différence ? Une question de méthodologie : TestAchats examine un échantillon limité, Statbel l'ensemble du caddie alimentaire, y compris les promotions et l'évolution du comportement d’achat des consommateurs.

Il est vrai que consommateur paie plus, mais il ne paie pas trop. Les prix des matières premières ont fortement augmenté ces dernières années. Et ces augmentations sont bien plus élevées que ce que les consommateurs doivent payer en plus. Cela signifie que les producteurs ont été très durement touchés, avec un impact significatif sur leur rentabilité.

Le discours “à la Robin des bois” des distributeurs fait feu de tout bois. Selon eux, les multinationales les empêcheraient de s’approvisionner dans le pays où le prix de vente du producteur - et donc ses coûts de production - est le plus bas, ce qui augmenterait le prix pour le consommateur. 1) C'est faux: la législation européenne l'interdit, sous peine d'amendes gigantesques; 2) Ce ne serait pas souhaitable puisque cela signifierait le déclin de l'industrie alimentaire (et de ses fournisseurs) en Belgique; 3) C'est une aberration : technique, économique, financière, sécuritaire et environnementale ; 4) C'est hypocrite : les prix de certains produits de marque distributeur sont plus chers chez nous que chez nos voisins, alors que les prix d'achat du fournisseur sont identiques ; 5) C’est populiste : le gain estimé - de 2,40 euros par mois par habitant – suppose que les distributeurs répercutent les diminutions de prix à 100 % sur le consommateurs. Vous y croyez ?

Les consommateurs ne consacrent aujourd'hui que 12,4 % de leur budget à l'alimentation, contre 16,6 % il y a 20 ans. Et les détaillants quant à eux achètent de plus en plus à l'étranger. Cela exerce une pression sur notre agriculture, notre industrie et nos emplois belges.

Ne vous y trompez pas : deux méthodologies, deux résultats très différents

Selon TestAchats, l'organisation de défense des consommateurs, l'inflation dans les supermarchés approche les 5 % en mai, poursuivant pour le cinquième mois consécutif la hausse entamée en janvier 2025 : 3,29 % en janvier, 3,39 % en février, 3,97 % en mars et 4,35 % en avril, alors qu’elle était encore sous la barre des 3 % en décembre dernier (2,81 %). 

Par contre, selon Statbel, l’institut de statistiques du SPF Economie, l’inflation alimentaire est nettement plus basse et a même baissé en mai, passant de 2,48 % en avril à 2,04 % en mai.  L'explication de la différence d’inflation réside dans la méthodologie utilisée :

Premièrement, Statbel utilise principalement les scanner data des supermarchés et complète ces données avec des relevés de prix chez les boulangers et les bouchers, car ils détiennent encore une part de marché significative. Alors que TestAchats se limite aux supermarchés et à un échantillon de 3.500 produits, Statbel se base sur l’ensemble des aliments et boissons achetés.

Deuxièmement, Statbel inclut dans chaque groupe de produits la part de marché correcte de chaque produit individuel dans le calcul. Le prix d’un groupe de produits prend donc en compte les adaptations de comportant d’achat d’un produit plus cher vers un produit moins cher au sein de la même catégorie.

Enfin, les relevés de Statbel tiennent compte des promotions, dont les Belges sont (trop) friands, ce qui influence également le niveau de l’indice des prix.

Effectivement, les consommateurs paient plus, mais pas trop

Dans le top des produits ayant le plus augmenté, TestAchats pointe les produits contenant du chocolat : le chocolat noir (+44 %), le chocolat au lait (+44 %) et les biscuits au chocolat (+23 %). On y retrouve aussi les jus d’orange (+20 %) et le café en pads et moulu. La viande de bœuf est aussi très impactée par des hausses de prix (+17 %).

Ces hausses, certes douloureuses pour le consommateur, ne sont qu’une fraction relativement faible des hausses de prix des matières premières que les producteurs ont dû encaisser. Pour ces produits, le prix des matières premières a en effet explosé entre janvier 2022 et décembre 2024 :

  • Cacao : +320 %
  • Oranges : +242 %
  • Café : +47 % (et encore +12 % depuis décembre 2024)
  • Viande de bœuf (prix carcasse AS2) : +19 % (et encore +44 % depuis décembre 2024)

Ces hausses de prix des matières premières sont donc largement supérieures à ce que le consommateur doit débourser en plus. Cela signifie que les producteurs ont pris à leur compte une large part de ces augmentations, avec un impact important sur leur rentabilité.

Pourtant, TestAchats semble voir les choses différemment dans une interview donnée à sudinfo.be le 3 juin 2025 dont nous vous proposons un extrait : « Nous sommes face à un paradoxe : tous les acteurs de la chaîne nous expliquent qu’ils ne gagnent pas assez, et pourtant les prix ne cessent d’augmenter pour les consommateurs ». 

Et la journaliste d’expliquer : « Les industriels et les acteurs de la grande distribution ont en effet fait part de leurs difficultés face à des marges de plus en plus faibles et à un marché sous pression, alors que les agriculteurs dénoncent depuis des années des prix bien trop bas pour leur production. 

L’article révèle aussi des incohérences : par exemple, l’huile de friture coûte encore 28 % de plus qu’en avril 2022 alors que les prix des huiles végétales ont baissé de 37 % sur le marché international depuis mars 2022. 

Décortiquons le fonctionnement en cascade de la chaîne agro-alimentaire pour lever cette « incohérence » et tenter de réconcilier le consommateur avec le producteur. Entre mai 2020 et mars 2022, le prix des huiles végétales a augmenté de 224 %. 

Le prix aux producteurs a suivi la tendance à la hausse avec environ 5 mois de décalage : +97 % entre novembre 2020 et août 2022. Et 4 mois plus tard encore, le prix aux consommateurs a été progressivement augmenté : +67 % entre février 2021 et décembre 2022. 

Depuis leurs pics respectifs, le prix des huiles végétales a effectivement diminué, comme l’indique TestAchats, de 37 %, le prix aux producteurs a baissé de 43 % et le prix aux consommateurs de 7 %. 

Pas d’incohérence donc, juste un délai dans la répercussion (partielle) des hausses et des baisses de prix tout au long de la chaîne, avec des variations de moins en moins importantes au fur et à mesure que l’on « descend » le long de la chaîne. 

Graphique : transmission des prix des huiles 

David contre Goliath, vraiment ? Quid des alliances d’achats européennes ?

L’argument selon lequel la Belgique, petit pays et donc avec un marché limité, placerait les retailers dans une position de négociation défavorable par rapport aux grandes multinationales, n’est pas valable. Encore moins aujourd’hui qu’hier. En effet, les chaînes de supermarchés se regroupent au sein d'alliances d'achat européennes. 

Avec la création de Vasco International Trading cette année, toutes les chaînes de supermarchés actives en Belgique sont désormais affiliées à une alliance européenne pour l'achat de produits de marque et, dans certains cas, de private labels. 

Et le chiffre d’affaires de ces alliances est nettement supérieur à celui de la plus grande multinationale sur le marché européen. Le pouvoir de négociation penche donc encore plus du côté des distributeurs. 

Les distributeurs se regroupent pour peser encore plus dans les négociations commerciales

Pourtant, selon le secteur du commerce de détail, les grandes multinationales parviendraient à empêcher les supermarchés d'aller acheter leurs produits vendus à un prix plus bas dans d'autres États membres de l'Union européenne, les soi-disant Contraintes Territoriales de l’Offre (Territorial Supply Contraints - TSC). 

Ainsi, les fournisseurs exigeraient que les distributeurs achètent leurs produits par l'intermédiaire de leur filiale belge, où les prix sont souvent plus élevés qu'ailleurs en Europe. Avec pour conséquence que le consommateur belge paie plus ou trop cher.

Ce discours populiste “à la Robin des bois” fait feu de tout bois. Démonstration en 5 points.
 

  1. La législation européenne interdit toute fragmentation artificielle du marché intérieur par les fabricants. Les supermarchés sont libres de s'approvisionner où ils veulent, pour autant qu'ils respectent  notamment les réglementations en matière d'étiquetage, de fiscalité lorsqu’ils vendent ces produits achetés à l’étranger sur le marché belge. 
     
  2. Si l’on suit ce discours, tous les supermarchés européens seraient tentés de s’approvisionner dans le pays où le prix de vente du producteur - et donc ses coûts de production - est le plus bas (tout en négociant des promotions pays par pays en fonction de la “culture promotionnelle” locale). Or, comme tout le monde le sait, en raison des coûts salariaux et énergétiques plus élevés, entre autres, la Belgique ne serait pas la candidate la plus attractive. Les entreprises alimentaires devraient donc délocaliser leur production de la Belgique, avec de graves répercussions sur l’économie, l’emploi et l’agriculture belge.
     
  3. Or, les fabricants alimentaires choisissent et optimisent leurs lieux de production en fonction notamment de la disponibilité des matières premières locales et des contraintes logistiques. Si nous devions suivre la logique des retailers, nous serions face à une terrible aberration : une production alimentaire européenne concentrée dans quelques pays entraînerait des problèmes majeurs aux niveaux technique, économique, financier, sécuritaire et environnemental.
     
  4. Plutôt que de jeter la pierre aux fabricants, les retailers feraient mieux de balayer devant leur porte. En effet, ils accusent les grandes multinationales de pratiquer des prix différents par pays, mais un rapide coup d’oeil aux sites internet des différents retailers montre que, pour un même produit de marque distributeur, les prix sont différents pour un consommateur belge, français ou encore néerlandais. Pourquoi les arguments des uns ne vaudraient-ils pas aussi pour les autres ? Pourquoi la stratégie commerciale, le positionnement sur le marché, l'intensité de la concurrence, le pouvoir d'achat et les habitudes des consommateurs, etc., seraient-ils l’apanage des distributeurs ? 
     
  5. Enfin, il est souvent fait référence à l’étude de la Commission européenne selon laquelle les consommateurs européens pourraient gagner 14 milliards d’euros par an si les supermarchés européens s’approvisionnaient dans le pays où le prix de vente du producteur est le plus bas. Laissons tomber le volet méthodologique de l’étude, qui présente de nombreux biais, et prenons ce chiffre pour acquis. Ces milliards d’euros ne représenteraient en fait qu’un gain de 2,40 euros par mois par habitant. Mais celui-ci pourrait être bien plus faible. En effet, l’étude spécifie bien que ce montant dépendra du bon-vouloir des supermarchés à répercuter ce gain en faveur consommateurs. Et soyons clairs : ce ne sera pas à 100 %.

Redonnons ensemble de la valeur à notre alimentation

L'industrie alimentaire belge est un maillon essentiel de la chaîne alimentaire. 61 % de la production agricole belge est transformée par nos entreprises alimentaires. De plus, 61 % des produits de la grande distribution proviennent des entreprises alimentaires belges. 

Pourtant, ce dernier chiffre était encore nettement plus élevé il y a 10 ans. Ainsi, en 2012, il était aux alentours des 70 %. Aujourd'hui, les retailers s’approvisionnent donc davantage à l’étranger, sans doute guidés par une course au prix d’achat le plus bas.

Mais les consommateurs ont aussi leur rôle à jouer. Sur les 20 dernières années, l’alimentation est passée de 16,6 % à seulement 12,4 % des dépenses en volume. C’est la catégorie de dépenses dont la part en volume a le plus baissé. Clairement, l’alimentation est considérée comme une variable d’ajustement dans le budget des ménages.

Osons le dire : ce que nous payons aujourd’hui pour notre alimentation est trop peu. Et à force de tirer sur la chaîne (agro-alimentaire), celle-ci finira par se briser. La course au prix le plus bas et au produit le moins cher ne connait aucun gagnant. Il faut dès lors cesser de l’alimenter par des discours réducteurs et partiaux et unir nos efforts pour redonner ensemble de la valeur à nos aliments et boissons belges.